«La méprise, aujourd’hui, est que la classe politique au pouvoir croit que la révolution est venue consacrer ses idées et ses combats sous la dictature, alors qu’elle ne visait que la pauvreté et le chômage, simplement, seulement, les maux de l’économie et de la société… »
Le propos est de Lotfi Zitoun, ex-militant, ex-dirigeant,ex-tête pensante d’Ennahdha (Mosaïque fm dimanche 31 janvier). Lotfi Zitoun n’a probablement pas encore convaincu de sa rupture avec l’islamisme, mais ce qu’il soutient là l’en rapproche, outre que c’est du vrai et du vérifié.
Rappelons d’abord aux protagonistes d’origine. Les jeunes des régions, la jeunesse des banlieues laissée pour compte, des syndicats de travailleurs, des activistes de la société civile. Mais quasiment pas de partis. Pas d’élites non plus. Peu, très peu d’élite en tout cas.
Étrange, voire : on n’en parle presque plus depuis 2011, mais les manifestations « conclusives » des grandes villes, celle de l’Avenue Bourguiba tout spécialement, n’abritaient que des majorités de «retardataires », de « rescapés », «d’opportunistes de la dernière heure », «d’ex-fidèles au régime déchu en besoin urgent de rattrapage ».
13, 14 janvier 2011, déjà, se profilait le futur faux profil de la révolution. Celui dénoncé par Lotfi Zitoun. Celui,précisément, où une classe politique nouvelle, n’ayant eu aucun rapport avec les revendications, les luttes, les victimes de la révolution, affirme, non seulement en avoir eu l’initiative,mais encore la charge et les droits.
Et dix ans plus tard, idem. Rien n’a changé. Les mémoires ont pris le pli. Le mensonge d’hier s’est mué en vérité. Lotfi Zitoun peut laisser croire qu’il ne ciblait qu’Ennahdha. En fait, il entendait tout le monde. La totalité des partis venus, plus ou moins, aux affaires du pays. Vrai qu’une immensité sépare un parti religieux d’une révolution. On l’a vu, on le constate encore, dans « l’Iran de Khomeiny ». Vrai, aussi, qu’Ennahdha et l’islam politique n’ont jamais touché de près où de loin à l’idéal social et républicain de la révolution tunisienne. Reste que la gauche, les démocrates, les centristes et les modérés ne sont, ni ne furent, eux-mêmes, sans reproches, en l’occurrence. Les « montées » vers la Kasbah, l’instance de Ben Achour,les dépeçages successifs de « Nidaa » et du « Front », «Tahya Touness » puis « Qalb Touness », étaient-ils, sont-ils, en quoi que ce soit, des répondants aux plaintes et aux sacrifices de la jeunesse révolutionnaire des régions et des banlieues ?
Rien n’est moins sûr quand on y regarde.
Lotfi Zitoun, lui, a eu, visiblement, ce réflexe. Il a sûrement regardé au moment. Nos jeunes manifestent, protestent, deviennent violents.
Quelque part on se refuse à répondre à leurs plus élémentaires besoins. A leur besoin de travail, de dignité. A leur faim. Les partis au pouvoir s’offusquent de leur côté. Ils parlent de «saccages », d’«atteinte à l’ordre », d’«insultes à l’Etat », de « violation des lois ».
La fracture à éviter coûte que coûte : entre un monde vécu et un monde conçu.